"Crise conjoncturelle" ou "changement de paradigme" ?

Par: Axelle dans Sans Catégorie Posté: il y a 8 ans

"CRISE CONJONCTURELLE" 
OU "CHANGEMENT DE PARADIGME" ?

Eric Schwarz

 

Centre interfacultaire d'études systémiques Université de Neuchâtel

1. INTRODUCTION

Depuis la chute du mur de Berlin, et contrairement à ce que pensaient certains, l'histoire, loin d'être finie, semble s'accélérer à un rythme qui défie les capacités de changement des hommes et des institutions. L'espace laissé par la chute des régimes à économie planifiée en Europe de l'est, est disputé aux gouvernants par des multinationales et entrepreneurs occidentaux, des maffias locales et des nostalgiques de l'ordre et de la loi anciens. 

Les Balkans, le Caucase et d'autres massifs montagneux sont le théatre de résurgences des guerres tribales d'antan. Les pays du tiers-monde, qui bénéficiaient autrefois de la rivalité des deux "Grands", sont dans un isolement encore renforcé par la baisse du prix des matières premières. La crise qui sévit dans les pays "développés", Europe, Amérique et Japon, semble montrer que si l'économie de marché convient pour satisfaire les besoins immédiats de consommateurs rationnels et bien informés en face de producteurs en réelle concurrence, elle n'est pas apte à résoudre les problèmes écologiques, sociaux, culturels et éthiques d'un ensemble de plusieurs milliards d'acteurs répartis sur la surface de la planète. Les "dragons" du sud-est asiatique se dirigent à pas redoublés vers les problèmes des pays occidentalisés.

 

Derrière ces manifestations extérieures, symptômes concrets qui font la une des médias, se profilent un certain nombre de processus sous-jacents, de tendances lourdes incontrolables et moins médiatisées, tel que la mondialisation du marché, le remplacement du travail humain par le travail mécanique et le traitement informatique, ainsi que l'internalisation des coûts sociaux et environnementaux, autrefois "externes", qui commencent maintenant à émerger sous la forme des deficits des collectivités publiques, des faillites d'entreprises et de la baisse du pouvoir d'achat des consommateurs et des contribuables.

De surcroît, on assiste à l'apparition d'un certain nombre d'effets pervers concernant la répartition des coûts entre partenaires sociaux (répartition résultant de rapports de force conflictuels plutôt que de concertation raisonnée), ainsi qu'une distribution des richesses pathologique (spéculation, trading, commerce de valeurs immatérielles, etc) régie davantage par la stratégie de survie des agents économiques que par les besoins de l'homme et de la société. Mentionnons également le gaspillage des ressources résultant de la lutte pour la survie des systèmes producteurs, sous la forme d'incitations aux achats somptuaires.

Remarquons qu'aucun de ces développements n'a été prévu, qu'aucune mesure préventive n'a été prise pour en atténuer les effets, que le seul remède proposé actuellement par les "responsables" économiques et politiques pour résoudre le problème du chômage, par exemple, est, (après la mise sur pied en catastrophe de mesures immédiates visant à corriger les effets sociaux les plus flagrants), d'attendre la reprise de la croissance, c'est-à-dire le rétablissement des conditions qui ont précisément conduit à la crise économique mais aussi écologique, sociale et éthique actuelle!

Toutes ces constatations nous poussent à nous demander, avec le mathématicien René Thom, si l'origine de ces problèmes ne se trouve pas dans "le contraste de plus en plus évident, de plus en plus difficile à dissimuler, entre une science pléthorique et la stagnation manifeste de la pensée scientifique vis-à-vis des problèmes centraux qui affectent notre connaissance du monde".

 

En d'autres termes, une question importante que nous aimerions discuter ici, dans ce premier numéro des Cahiers du CIES, est de tenter de déterminer si la société contemporaine est actuellement en train de passer par une simple phase de récession économique du même type que toutes celles qui l'ont précédé depuis les débuts de l'ère industrielle, (et qui serait résolue par quelques menus aménagements conjoncturels et monétaires), ou si, au contraire, elle est en train de vivre une mutation structurelle, conceptuelle et culturelle profonde. Ce changement de paradigme serait comparable à la révolution scientifique qui a suivi la Renaissance et qui fit passer du paradigme scolastique décadent au paradigme empirico-analytique, fondement de l'approche scientifique expérimentale et quantitative. Dans cette perspective, la crise actuelle ne serait pas le symptôme d'un ajustement technico-scientifique, ne touchant que le contenu de nos savoirs et de nos théories, mais le signe précurseur d'une révolution épistémologique affectant la nature de nos modèles et de nos mythes, et mettant en cause notre façon de percevoir et d'interpréter le monde qui nous entoure.

2. "PROGRES" ET PROBLEMES.

Pour essayer d'y voir un peu plus clair, prenons un peu de recul et tentons de procéder à un rapide bilan de l'histoire de la société occidentale depuis environ trois siècles, c'est-à-dire depuis les débuts de l'ère du paradigme empirico-analytique. Suivant leurs idiosyncrasies et leurs présupposés, les uns mettront l'accent sur les "progrès" dûs à la science et à la technique, les autres, comme nous l'avons fait ci-dessus, insisteront sur les dysfonctionnements de la société moderne. Tentons une approche plus équilibrée.

Considérons tout d'abord ce qu'on a convenu d'appeler les progrès: l'exploitation des énergies fossiles, charbon et pétrole, puis d'autres ressources énergétiques, hydroélectrique et électronucléaire, qui, par le truchement de la métallurgie, des réseaux de transport et des usines mécanisées, ont permis de libérer l'homme de tâches pénibles et d'augmenter le confort de sa vie quotidienne et sa mobilité. Les découvertes faites dans le domaine des ondes électro-magnétiques, des semi-conducteurs, de la théorie de l'information et de la cybernétique lui ont permis ensuite de disposer non seulement d'"esclaves énergétiques" transformant énergie et matière pour lui, mais d'"esclaves informatiques" manipulant, diffusant et multipliant l'information à sa place. Et ce processus continue: recherche spatiale, intelligence artificielle, manipulations génétiques, vie artificielle, réalité virtuelle...

Pendant le temps même où ces prodiges scientifiques et technologiques avaient lieu, d'autres événements, moins réjouissants, se passaient. Classons-les en trois catégories.

Tout d'abord des problèmes écologiques: effet de serre, trou d'ozone, dépérissement des forêts, pollution atmosphérique, gestion des déchets, baisse de la biodiversité, érosion des sols, désertification, et bien d'autres encore.

Une deuxième catégorie de problèmes concerne la sphère politico-économique. Nous avons déja mentionné les plus récents ci-dessus. Ajoutons-y, dans le désordre, les flux migratoires sud-nord, les disparités dans la distribution de la richesse entre pays du "nord" et du "sud", mais également la disparité observée à l'intérieur des pays démocratiques, le succès de politiciens populistes flattant les désirs les plus égoïstes, la propagation cancéreuse des maffias dans tous les régimes, l'accroissement des charges (impôts, taxes, inflation, etc.) pour maintenir une activité matérielle croissante dans un monde fini.

La troisième catégorie de problèmes concerne l'anthroposphère, plus particulièrement l'homme et sa difficulté de vivre, de réaliser ses aspirations et de trouver du sens dans l'évolution contemporaine. Ce mal de vivre se manifeste de diverses façons: augmentation des maladies psycho-somatiques et psychiques, aliénation, toxicomanies, intolérance et racisme, violence et criminalité dans les zones à forte densité, pour n'en citer que quelques exemples.

Nous venons de voir que l'évolution de la société industrielle depuis environ deux siècles se caractérisait d'une part par des améliorations remarquables des conditions de vie matérielles, et d'autre part par l'émergence de problèmes écologiques, politico-économiques et socio-psychologiques toujours plus pressants. Pour tenter de faire un diagnostic de cette dichotomie, demandons-nous s'il existe des traits communs que partageraient les progrès et d'autres traits communs que partageraient les problèmes.

Un examen attentif des "progrès" technologiques fait ressortir qu'ils sont le plus souvent liés à la maîtrise d'objets du monde physique: énergie et matière inorganique, donc objets simples, et séparables, éventuellement compliqués mais pas complexes. Ordinateurs et centrales nucléaires sont des aggrégats compliqués obtenus par l'addition de mécanismes plus simples. Toutefois leur complexité relationnelle, l'imbrication de leurs niveaux fonctionnels, l'émergence de caractères holistiques, n'a rien à voir avec les propriétés correspondantes d'un organisme vivant comme une "simple" bactérie. Ce type de machines construites, fragmentables, est donc accessible par une approche réductionniste et intelligible, par des méthodes analytiques. Ces systèmes sont largement déterministes et linéaires, donc prédictibles, donc contrôlables.

On l'a vu, les "problèmes" sont liés à des systèmes biologiques, écologiques, sociaux, économiques, psychologiques, cognitifs, c'est-à-dire à des organismes complexes, dynamiques, loin de l'équilibre thermodynamique, très organisés et fortement interactifs. On se convaincra facilement que de tels systèmes, dont l'organisation est faite d'hypercycles, (multiples boucles de rétroaction emboîtées les unes dans les autres), se prêteront mal à une analyse qui consiste à les réduire en petites unités isolées. De plus, la présence de boucles de rétroaction positives et négatives leur confère tantôt une grande sensibilité aux conditions extérieures, voire aux fluctuations, tantôt un certain degré d'autonomie, qui les rend non-prédictibles donc non-contrôlables. Le seul trait prédictible est qu'ils sont non-prédictibles...

Nous concluerons cette brève introduction en remarquant que, pour gérer l'incertain et pour comprendre les systèmes complexes, fortement relationnels, sensibles aux aléas et partiellement autonomes, comme par exemple les écosystèmes, les systèmes socio-économiques ou les systèmes culturels, il est indispensable de disposer d'une autre grille de lecture que celle qui a si bien convenu pour faire des machines à vapeur, des automobiles ou même des centrales nucléaires.

 

Nous continuerons ce survol des rapports entre l'approche systémique et les problèmes contemporains par une brève description du mouvement systémique tel qu'il se présente aujourd'hui. Nous donnerons ensuite quelques indications sur les notions principales utilisées pour comprendre la dynamique des systèmes naturels (science des systèmes), puis nous noterons les différences essentielles entre l'épistémologie mécaniste réductionniste, l'épistémologie cybernétique relationnelle et le paradigme holistique. Après avoir tracé les grands traits de la vision du monde qui se dégage des modèles et de l'épistémologie systémiques, nous terminerons par quelques commentaires à propos de la question posée dans le titre.

 

3. MOUVEMENT SYSTEMIQUE.

Sous l'appellation de "mouvement systémique", on regroupe un ensemble d'activités de recherche scientifique et d'interventions pratiques dans la gestion de systèmes institutionnels, économiques, sociaux ou écologiques qui partagent un certain nombre de présupposés (1). Parmi les plus importants, on peut citer les suivants:

  1. Il existe des lois générales communes, transdisciplinaires, régissant les systèmes complexes et fortement interactifs, qu'ils soient physico-chimiques, biologiques, écologiques, économiques, sociaux, cognitifs, naturels, construits ou hybrides.
  2. Ces lois, bien que respectant les principes fondamentaux de la physique (concernant les transformations de l'énergie et de l'entropie), sont de nature relationnelle ou cybernétique. Elles ne sont pas liées tant à la matière constituant les systèmes, qu'au réseau de leurs interactions internes et externes. Par exemple, le comportement stable (homéostasie) d'un système possédant dans son organisation interne une boucle de rétroaction négative est une propriété de nature cybernétique, relationnelle, qui ne dépend pas de la constitution matérielle du système.
  3. Certaines lois ou certaines propriétés sont de caractère systémique ou holistique, dans le sens qu'elles concernent l'ensemble du système; elles ne peuvent pas être réduites à un composant ou à un événement isolé, ni même à une relation entre quelques éléments. Certaines interdépendances impliquent tous les composants. Il est des propriétésémergentes qui n'ont d'existence qu'au niveau du système comme totalité indivisible. L'opinion publique est un exemple de propriété holistique et existentielle d'un système social. De même les propriétés téléonomiques, c'est-à-dire les propriétés donnant une direction à l'état présent d'un système (but, tendance, propension, etc.). La vie, la conscience, ou plus généralement le degré d'autonomie (la faculté de se donner sa propre loi), sont des propriétés émergentes de certains systèmes, qui dépendent de leur degré de complexité.
  4. Finalement, il faut insister sur le fait que l'existence de lois générales et d'invariants transdisciplinaires n'implique pas que les systèmes naturels soient déterministes et prédictibles. Bien au contraire, le caractère non-linéaire de certaines lois d'évolution rend les systèmes loin de l'équilibre très sensibles aux fluctuations et au bruit, donc aucontingent. L'évolution des systèmes est ainsi la résultante d'un jeu entre contingence matérielle et nécessité relationnelle.

Le mouvement systémique peut être vu comme un dialogue entre nature et culture, plus précisément comme un mouvement de va-et-vient entre la recherche des lois de la nature et l'application de méthodologies issues de ces découvertes. Pour suggérer l'aspect cyclique et continu de ce processus, on a représenté sur la figure 1 le mouvement systémique comme un organisme vivant, un arbre, plongeant ses racines dans l'étude de la nature et lançant ses branches dans l'environnement social et écologique de l'homme. Ces branches, représentant les principaux domaines d'application de méthodologies systémiques, ont à leur tour un impact sur l'homme et son environnement, donc sur la nature, ce qui appelle une réévaluation des modèles théoriques précédents.

 

 

Qui veut appréhender le paradigme systémique dans sa logique profonde ne peut donc se cantonner à appliquer mécaniquement des recettes de conception, de "design", de management ou de thérapie systémiques, ni se plonger dans une recherche pure et déresponsabilisée des lois de la nature. La pratique de la systémique se doit d'être systémique!



 

4. SCIENCE DES SYSTEMES.

 

Ce n'est pas ici le lieu de faire un long historique de la science des systèmes. Nous nous bornons à en rappeler les principales racines sur la figure 2 où l'on a divisé les cinquante dernières années en trois périodes: La première, dite de la première systémique, est celle de la cybernétique originale, du fonctionnement des systèmes stables (homéostasie), du métabolisme, de la régulation. La deuxième période correspond au développement de notions nouvelles (dynamique non-linéaire chaotique, concept d'autopoïèse, entre autres), permettant de formaliser le changement, c'est-à-dire l'émergence de formes nouvelles (morphogénèse), l'auto-organisation et l'évolution des systèmes naturels, en particulier vivants. Nous avons ajouté une troisième période dont le concept-clef est l'autonomie et son complément logique l'autoréférence. En résumant, nous dirons que la première phase est celle du fonctionnement (métabolisme) des systèmes, la deuxième celle du changement (autoproduction, évolution de la vie) et la troisième celle de laconnaissance, puis de l'auto-connaissance, c'est-à-dire de la conscience.

 

 

Nous l'avons dit, un des principaux présupposés de la science des systèmes est que la nature est constituée de systèmes, ensembles organisés de composants en interaction présentant des propriétés holistiques irréductibles. L'objectif de la science des systèmes est d'étudier ces systèmes avec un ensemble cohérent d'outils conceptuels (2), à l'opposé de l'approche fragmentée habituelle où chaque discipline se forge ses propres outils. Nous aurons, dans les prochaines éditions de ces Cahiers, maintes occasions de revenir sur certains points particuliers de la science des systèmes. C'est pourquoi nous nous bornerons ici à résumer la situation actuelle en matière de science des systèmes naturels en distinguant sept mots-clefs caractérisant sept types de systèmes (ou sept niveaux d'étude), placés dans un ordre de complexité croissante. Un système à un niveau donné englobe les caractéristiques des niveaux précédents. Par exemple un système vivant (système autopoïétique, niveau 5) respecte les principes de la themodynamique (niveau 1).

  1. Evolution. Systèmes dissipatifs.

Le niveau d'étude le plus fondamental de tous les systèmes ayant un aspect matériel (donc énergétique) est le niveau physique. Tous les systèmes matériels respectent les principes de la conservation de l'énergie et de l'accroissement de l'entropie. Ainsi, tous les systèmes sont le siège de dissipation d'énergie en chaleur, ce qui confère un aspect irréversible à leur dynamique. En d'autres termes tous les systèmes évoluent. Notons toutefois que cette tendance physique générale vers le plus probable peut, dans des systèmes non-isolés non-linéaires, être masquée par des propriétés relationnelles, comme l'homéostasie ou l'autopoïèse, qui peuvent retarder la "mort thermique" d'un système matériel suffisamment complexe et autonome.

  1. Morphogénèse. Systèmes auto-organisants.

Les systèmes loin de l'équilibre thermodynamique sont décrits par des équations non-linéaires. Dans ces circonstances, le fort couplage entre l'état à un instant donné et les "forces", ou les règles, déterminant l'état à l'instant suivant (rétroaction qui peut être positive) fait qu'un système initialement homogène peut se structurer dans l'espace et dans le temps. Dans le premier cas on a apparition de ce que I. Prigogine a appelé des structures dissipatives, comme les cellules de Bénard (tourbillons). (3). Des structures temporelles correspondent à des oscillations ou des pulsations plus ou moins périodiques (réactions chimiques oscillantes, pulsations cardiaques, etc). Les recherches actuelles laissent à penser que les cycles économiques sont des phénomènes non-linéaires de ce type. Remarquons que des conditions de forte tension, donc non-linéaires, n'aboutissent pas fréquemment à des structures stables, mais conduisent le plus souvent à des situations turbulentes ou chaotiques. (4)

  1. Tourbillons. Systèmes auto-organisés.

Les structures dissipatives peuvent avoir des dimensions et des durées de vie extrêmement variées. Des cellules de convection atmosphériques terrestres peuvent durer de quelques secondes (comme les petits toubillons emportant les feuilles mortes) à plusieurs jours (comme un cyclone tropical). Le tourbillon visible dans l'atmosphère de Jupiter, par exemple, ne s'est pas déplacé depuis sa découverte il y a de nombreuses années. Si les conditions générales prévalant au moment où un tourbillon arrive à maturité se maintiennent, celui-ci peut durer de façon indéfinie, pour autant qu'il soit alimenté. Nous concluerons que la première condition de pérennité d'un système dynamique est le recyclage de la matière qui le constitue (tourbillons, cycles écologiques, pulsations, etc.). De plus, la probabilité qu'une structure dissipative se complexifie, c'est-à-dire subisse plusieurs phases de morphogénèse, va également dépendre de sa durée de vie.

  1. Homéostasie. Systèmes auto-régulés.

Avec cette quatrième étape, nous passons d'un niveau d'analyse de type physique (= structurel) à un niveau d'analyse relationnel, c'est-à-dire en rapport avec le réseau de l'organisation du système. L'outil adéquat pour étudier ce niveau de pertinence est la cybernétique. On modélisera l'organisation du système par un schéma représentant (le mieux possible) la façon dont les divers éléments discrets caractéristiques de l'état du système (état des composants, variables, paramètres, etc.) sont reliés entre-eux. La "Dynamique des systèmes" de Meadows et Forrester, utilisée pour modéliser l'économie planétaire et ses relations avec l'environnement, est un exemple d'outil cybernétique permettant de se livrer à ce genre d'étude (5). Un système suffisamment simple pour être représenté par une boucle de rétroaction négative aura un comportement homéostatique, indépendamment de sa constitution matérielle. Ce genre d'étude est évidemment applicable à des systèmes plus complexes comportant plusieurs boucles. Toutefois, vu le caractère nettement non-linéaire des boucles de rétroaction, on arrivera assez rapidement aux limites de cette méthode, qu'il faudra plutôt envisager comme un outil d'aide à la décision que comme une méthode prédictive. Cependant, même à ce titre, l'exercice est souvent bénéfique car il permet de prendre conscience d'interdépendances inaccessibles par le bon sens linéaire le plus exercé, ou de révéler des effets pervers totalement contre-intuitifs.

  1. Autopoïèse. Systèmes vivants.

Avec l'augmentation de la complexité, une propriété émergente qualitativement nouvelle peut apparaitre, l'auto-production, qui est, selon toute vraisemblance, la logique propre des systèmes vivants (6). Cette propriété, très abstraite, peut être envisagée comme due à un couplage mutuel entre les processus structurels de nature physique et le réseau des relations logiques réalisé par ces processus. Ce couplage est circulaire dans la mesure où les processus réalisent le réseau qui, à son tour, produit les processus. On comprend qu'un système vivant fonctionnant selon ce mode n'est pas interprétable par réduction à des échanges physico-chimiques, comme l'approche matérialiste le propose, ni à une modélisation cybernétique comme tenterait de le faire un adepte de la Dynamique des systèmes. Ce type de systèmes autoproducteurs (ou autopoïétiques), déja fortement autonomes, comme les organismes vivants ou la vie terrestre dans son ensemble, n'est interprétable que de façon holistique, en considérant simultanément les plans physique et logique ainsi que leur dialogue.

  1. Autoréférence. Systèmes auto-connaissants.

Une nouvelle propriété pouvant émerger lors de la complexification et l'autonomisation des systèmes est celle d'autoréférence. Cette expression, qui signifie qu'un système est sa propre référence, s'applique aux systèmes très complexes et opérationnellement clos où la structure physique et le réseau relationnel, bien que de natures qualitativement différentes, deviennent de plus en plus similaires. Il a été proposé récemment que le degré d'autoréférence était lié au degré d'auto-connaissance du système, c'est-à-dire à son niveau de conscience. (7). Ce type d'approche permet d'apporter quelque lumière sur les rôles respectifs du cerveau (niveau physiologique), du cognitif (niveau relationnel) et de la conscience (niveau holistique).

  1. Autogenèse. Systèmes en voie d'autonomisation.

L'autogenése, sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir à d'autres occasions, est un cycle producteur comme la morphogenèse et l'autopoïèse. Si la morphogenèse produit des formes et l'autopoïèse des systèmes vivants, l'autogenèse est un méta-cycle entre un système comme tout indivisible et le cycle autopoïétique qui le produit; l'autogenèse peut ainsi être qualifiée d'ontogenèse auto-référentielle, c'est-à-dire de création d'existant par l'existant.

 

5. EPISTEMOLOGIES.

Comme on peut le pressentir à la lecture de cette typologie des systèmes naturels, les outils conceptuels pour rendre intelligibles ces divers types de systèmes ne sont pas les mêmes. Pour les systèmes les plus simples, une épistémologie physicaliste, centrée sur la substance (énergie-matière) décrite sera suffisante. Dans le cas de systèmes plus complexes, où le réseau desrelations entre les composants est plus déteminant que la matière dont ils sont constitués, une épistémologie centrée sur la relation sera nécessaire (niveau de l'information). Pour les systèmes encore plus complexes, où l'écheveau des interactions est si dense qu'émerge une identité irréductible à ses composants ou à son organisation relationnelle, c'est-à-dire une totalité intelligible que par elle-même, une approche d'une autre nature sera inévitable.

 

On est ainsi amené à distinguer trois paradigmes dont on a résumé les traits principaux sur la figure 3. Les premier, qui correspond à l'approche de la science mécaniste empirico-analytique actuellement dominante, est basé sur le présupposé de la séparabilité sujet-objet, donc sur l'existence d'une réalité extérieure dont il est possible de faire une théorie. Son efficacité sera mesurée par sa capacité prédictive. Cette approche est adéquate dans les cas où l'on peut bien séparer les objets, par exemple observateur et observé comme en mécanique classique.

 

Le deuxième paradigme, que l'on peut qualifier de cybernétique, reconnait la prédominance de la relation, particulièrement de la relation circulaire. Il est indispensable dans l'étude des systèmes complexes, donc fortement interactifs comme par exemple les systèmes écologiques, économiques ou sociaux. Dans ces cas la validation du schéma relationnel proposé par le modélisateur est souvent très laborieuse voire impossible. Ces "modèles" n'accèdent en général pas au statut de "théorie" comme c'est le cas dans le cas des systèmes plus simples, dont s'occupent les sciences de l'inorganique. La portée des modèles cybernétiques devrait être limitée à l'aide à la décision.

Un autre mode, holistique, est nécessaire dans les cas de non-séparabilité manifeste, où il est impossible de séparer sujet et objet. La mécanique quantique nous a habitué depuis une cinquantaine d'années à l'impossibilité en microphysique de séparer observateur et observé. Il est probable que les sciences humaines feront un saut qualitatif quand le couplage entre le modélisateur et le modélisé sera inclus dans le modèle. Les paradoxes de l'autoréférence ne sont pas intelligibles par une épistémologie objectale ni même par une épistémologie relationnelle. Nous sommes persuadés que l'accès au mode holistique implique le remplacement de la modélisation par l'implication, la responsabilisation et l'extension du champ de conscience.

NOTES :


 

6. VISION SYSTEMIQUE.

Avant de conclure, nous aimerions souligner quelques traits de la représentation du monde (Weltanschauung) qui se dégage de la dynamique des systèmes naturels telle qu'on peut la comprendre aujourd'hui. Nous résumons cette vision sous forme de six postulats dont le lecteur excusera le manque de nuances.

1. SYSTEMES.

DIVERSITE ET UNITE EMERGENTE

Le monde (et plus spécialement les domaines complexes loin de l'équilibre thermochimique comme l'écosphère terrestre (Gaïa)) est envisagé comme un ensemble de systèmes dynamiques ayant chacun des propriétés holistiques. Holistiques parce que ces propriétés sont liées au système comme l'entité indivisible qui émerge de la totalité de ses constituants en interaction.

2. SURVIE.

AUTONOMIE ET VIABILITE

Parmi les propriétés holistiques des systèmes naturels complexes, la plus notable est latendance à la survie, pouvant se manifester par divers processus tels que: expansion, propagation, régulation, division, réplication, reproduction, participation, cognition, représentation, anticipation, modélisation, abstraction, identification.

3. LE MONDE.

INTERDEPENDANCES ET COHERENCE

Les systèmes constituant le monde sont en interaction continuelle et subsistent grâce à ces relations. Le monde dans sa totalité constitue donc lui aussi un système ayant des propriétésholistiques. Un changement dans une partie du monde affecte donc les autres.

4. L'HOMME.

CO-DETERMINATION ET CO-EVOLUTION.

L'être humain est un composant du système humain (espèce, société). Le système humain est un composant de l'écosphère terrestre (Gaïa). Ces niveaux sont tous en forte interaction mutuelle: le système terrestre influençant l'être humain et celui ci modifiant le milieu terrestre (co-détermination). De cette boucle de co-évolution émergent des propriétés nouvellesdépassant aussi bien la dynamique de l'homme (besoins, intentions, etc) que celle de l'écosphère.

5. CONFLITS.

CONTINGENCE ET NECESSITE.

Dans le cours de l'évolution du monde, non strictement déterminé et sensible au contingent(accidentel, aléatoire), il peut se présenter des situations d'incompatibilité entre la logique de survie d'un système et celle d'un autre ou d'un groupe d'autres, conduisant à des conflits, générés par la nécessité de cohérence globale.

6. ISSUES POSSIBLES DES CONFLITS.

METAMORPHOSE OU DESTRUCTION

Les solutions aux conflits peuvent se placer dans trois catégories:

  1. Menus aménagements permettant de retourner à la configuration sans conflit précédente.
  2. Métamorphose profonde amenant à un nouvel état de stabilité dynamique.
  3. Destruction de l'un ou de l'autre ou des deux systèmes en conflit, destructuration.

7. REVOLTE OU REVOLUTION?

Il est incontestable que la société technologique contemporaine se trouve actuellement dans un état d'instabilité de dimensions économiques, écologiques, culturelles, voire spirituelles. Les divergences d'opinions ne concernent plus cet état de fait mais plutôt la profondeur de ses racines et la difficulté d'y remédier.

De menus aménagements conjoncturels pour corriger les tensions et les injustices les plus criantes suffiront-ils à rétablir un état de croissance continue tel que le monde industrialisé l'a connu dans les années 1960?

Nous dirigeons-nous vers une réorganisation radicale de l'écosystème planétaire débouchant sur une redistribution des climats, des biotopes, des espèces et des populations, avec disparition de certaines d'entre-elles?

Sommes-nous à la veille d'une métamorphose socio-cognitive historique de l'espèce humaine qui déboucherait sur un autre mode d'interaction, plus idoine et durable, entre la société, la nature et l'homme?

Peut-être sommes-nous encore dans la zone de flou près de la bifurcation où les jeux ne sont pas encore totalement faits et où l'humanité peut encore influencer son avenir. Pour cela, un changement radical de sa propre image est nécessaire.

On le sait, l'image que l'homme médiéval se faisait du monde a subi de profondes modifications. L'image rassurante d'un univers dont l'homme occupait le centre a déjà subi plusieurs assauts douloureux. A la Renaissance d'abord, avec le remplacement du monde géocentrique de Ptolémée par celui de Copernic où la planète des hommes n'occupait qu'une place ordinaire parmi les autres. Au 19ème siècle ensuite, deux chocs successifs vinrent remettre en question la place privilégiée que l'homme s'était accordée. La révolution darwinienne vint tout d'abord replacer l'homme dans la continuité des êtres vivants et dans l'évolution des primates, lui supprimant ainsi son statut particulier d'"image de Dieu". Vint ensuite la transformation de l'homme cartésien maître de sa raison, en un homme freudien manipulé par les pulsions de son inconscient.

Le tournant du siècle sera-t-il marqué par la révolution copernicienne des sciences sociales? Réalisera-t-on bientôt que la société n'est pas qu'une construction raisonnée de la pensée humaine, mais qu'elle est aussi un système naturel obéissant à ses propres règles d'auto-production, (dont l'homme n'est qu'un ingrédient), règles basées sur une même logique que celle des autres systèmes naturels autopoïétiques?

En 1976 déja, Edward T. Hall dans "Au-delà de la culture", recommandait une approche intégrée des problèmes contemporains:

"Deux crises convergentes affectent l'homme contemporain: la première et la plus évidente concerne les rapports entre la population et l'environnement; la seconde, moins visible, mais tout aussi préoccupante,concerne l'homme et la relation qu'il entretient avec lui-même et avec ses prolongements constitués par ses institutions, ses idées, son entourage immédiat ou élargi à la communauté humaine, en un mot, la relation qu'il entretient avec la culture.

Si ces deux crises ne sont pas abordées conjointement, aucune ne sera résolue. La technique seule ne peut apporter de solutions aux problèmes propres à l'homme et à ses éternels conflits; et inversement la technique ne sera jamais appliquée de manière rationnelle aux problèmes de l'environnement tant que l'homme n'aura pas commencé par dépasser les limites que lui imposent ses institutions, ses philosophies et ses cultures."

La société saura-t-elle transformer à temps sa représentation de son propre fonctionnement ou faudra-t-il attendre que les conséquences des dissonances cognitives actuelles deviennent écologiquement, économiquement et socialement ingérables?

8. REFERENCES.

(1) de Rosnay, Joël

Le macroscope. Points Seuil, 1975.

(2) Laszlo, Ervin

La cohérence du réel. Gauthier-Villars, 1989.

(3) Prigogine, Ilya et Stengers, Isabelle

La nouvelle alliance. Gallimard, Folio Essais, 1986.

(4) Briggs, John et Peat, David

Miroir turbulent. Un guide illustré de la théorie du chaos et de la science du tout. InterEditions, 1991.

(5) Aracil, Javier

Introduction à la dynamique des systèmes. Presses Universitaires de Lyon, 1984.

(6) Varela, Francisco

Autonomie et connaissance. Essai sur l'organisation du vivant. Seuil,1989.

(7) Schwarz, Eric

 

 

Systems Science: A Possible Bridge between Conceptual Knowledge and Spiritual Experience. The Case of Consciousness.
Proceedings of the 4th International Symposium on Systems Research and Cybernetics. Baden-Baden, 1993: Advances in Research of Human Consciousness. International Institute for Advanced Studies in Systems Research and Cybernetics, Winsor, Canada, 1994.