Contextualisations, communication et cognition (partie 2)

Par: Axelle dans Sans Catégorie Posté: il y a 8 ans

Système de codage, système d’ostension-inférence

 

Pour D. Sperber et D. Wilson, une mimique est un “stimulus non codé” (p. 232) : le fait de faire semblant de conduire une voiture, pour indiquer à son partenaire que l’on souhaite partir d’une rencontre relèverait d’une ostension non codée : de telles ostensions feraient que les hypothèses inférées à leur sujet manqueraient de pertinence : “Les seules hypothèses.pertinentes que de tels gestes rendent manifestes sont des hypothèses sur l’intention informative de l’auteur du geste”. Certains stimuli ostensifs seraient complètement dépourvus de pertinence en dehors de leur caractère ostensif. Un acte terroriste réussit beaucoup mieux à attirer l’attention qu’à communiquer un message facilement décryptable.



Là encore, se posent des problèmes de traduction ou de transcription, non seulement entre expressions gestuelles et verbales, mais aussi entre écoles pragmatiques ! Dans la perspective ouverte par G. Bateson, les gestes ostensifs sont considérés comme des messages codés analogiquement. Le fait de faire semblant de “tourner un volant fictif” n’est compréhensible que dans une société où les automobiles existent. Il s’agit bien là d’un code, qui reste absolument non décryptable en dehors d’un tel contexte. De même, les mimiques invariantes au sein d’une espèce (l’expression des émotions primaires), voire même l’aspect général d’un organisme peuvent être faussement décodés par les individus d’une autre espèce. La tête du dromadaire ou du chameau nous semble exprimer une attitude altière et méprisante. Le bâillement de l’hippopotame ne signifie pas qu’il est fatigué, mais correspond à l’expression d’une menace. L’aspect “bonhomme” de l’ours aux yeux d’humains naïfs est particulièrement trompeur, et conduire à des mésaventures tragiques devant la puissance agressive de l’animal. Autrement dit, une mimique, plutôt que d’être considéré comme un stimulus non codé, pourrait renvoyer en fait à des systèmes de code qui semblent aller complètement de soi, alors qu’il se réfèrent à des contextes phylogénétiques et culturels qui échappent à une analyse uniquement centrée sur la psychologie individuelle, ou sur l’ontogenèse des processus cognitifs. De plus, l’intention informative est plus ou moins répartie sur les aspects communicatifs (indice de l’opération de communication) et sur les aspects métacommunicatifs (ordre de l’opération de communication).

 

Plus l’intention informative porte sur la métacommunication (terrorisme politique, crise conjugale, psychose, etc.), et plus les contextes cognitifs sont débordés par les contextes communicationnels élargis. Plus l’intention informative porte sur la communication (établissement d’un lien, qu’il soit superficiel ou profond), et plus les contextes communicationnels arrivent à être appréhendés par des inférences cognitives. Dans ce dernier cas, même si le contenu verbal ou indiciaire du message est relativement anodin, l’aspect “ordre” véhiculé par la métacommunication garde un caractère implicite, et ne fait pas l’objet de commentaires indiciaires (verbaux, vocaux, mimiques ou gestuels) explicites. Lors d’une conversation, de nombreux signaux commentent le contenu verbal du discours, susceptibles d’être diversement interprétés :

 

- commentaire vocal : glousser, changer de voix, se racler la gorge, etc.

 

- commentaire mimique : sourire, froncer les sourcils, lever les yeux au ciel, détourner le regard ou changer le regard, montrer l’étonnement, etc.

 

- commentaire gestuel : changer de posture, hausser les épaules, trépigner, etc.

 

Ces signaux peuvent être considérés comme des codes, qui varient selon les cultures locales (cultures familiales, cultures d’entreprises, etc.) et globales (cultures ethniques, cultures nationales, etc.)

 

Problèmes méthodologiques liés à l’expression et à la compréhension des processus

 

intentionnels.

 

Le problème de l’intention est d’une extraordinaire difficulté. Si la théorie batesonienne du contexte peut apparaître ambiguë et confuse aux yeux des cognitivistes “purs et durs”, il existe conjointement de multiples zones d’incertitude concernant l’analyse purement cognitive des processus intentionnels : les termes d’information et de communication tels qu’ils sont utilisés dans la théorie de D. Sperber et D. Wilson dans leur référence à l’intention, semblent apporter une certaine imprécision conceptuelle. On pourrait par exemple distinguer l’intention d’entrer en contact, de converser, de partager une émotion, de partager un même point de vue sur un sujet donné, d’expliciter des divergences d’appréciation, etc.

 

Voici une petite scène amusante récemment observée dans un magasin, un après-midi d’été. Un tout jeune enfant s’exclame, à la vue d’un chien, en le pointant du doigt : “Oh le gros chien ! Il a chaud !” L’enfant avait remarqué que l’animal haletait. Son maître s’adresse alors au père de l’enfant : “C’est vrai qu’il a chaud avec ces chaleurs !”. Ce qui était drôle, c’était la façon dont l’enfant, spontanément comme le font les enfants de son âge, a pris la parole à la cantonade, sans retenue, ce qui a déclenché immédiatement l’attention de l’entourage familier et étranger. On peut admettre que sa communication était consciente et en partie volontaire ; mais elle ne présentait pas l’intention volontaire de communiquer avec les personnes présentes, ce qui justement induit chez elles l’envie tout aussi involontaire (bien que consciente !) d’échanger quelques mots. Le problème de l’information et de la communication est de présenter des aspects intentionnels et non intentionnels, conscients et non conscients, volontaires et involontaires. Il serait peut-être possible d’édifier une matrice à partir de ces traits distinctifs :

 

Conscience Volonté……Intention

 

____________________________

 

Intention manifeste [ + + +

 

Volonté consciente non dirigée [ + + -

 

Insight sans changement [ + - -

 

Comportement dirigé involontaire [ + - +

 

Automatisme post-conscient [ - + +

 

Automatisme non dirigé [ - + -

 

Inconscient freudien [ - - +

 

Comportement involontaire non conscient [ - - -

 

 

 

Lorsque nous conversons avec quelqu’un, nous cherchons certes à rendre mutuellement manifestes certains événements vécus, certaines émotions, certains modèles mentaux, certaines représentations, certains arguments. Mais conjointement, nous transmettons une foule d’informations téléonomiques et téléologiques qui peuvent être non intentionnelles sur un plan volontaire et/ou conscient : “Ca n’était vraiment pas mon intention !”, ou : “C’est plus fort que moi !” ; ou encore : “Où veut-il en venir ? peut-être ne le sait-il pas lui-même!”. Nous ne connaissons jamais vraiment quelles sont les intentions volontaires d’autrui, nous sommes obligés de faire des inférences plus ou moins plausibles à leur sujet, dans la mesure même où ces “intentions” sont multiples, hiérarchisées, contradictoires, fluctuantes, évoluant même, en temps réel, en fonction même de l’acte de conversation. L’appréciation des intentions d’autrui repose pour une grande part sur ce que l’on appelle le caractère ou la personnalité.

 

Et que dire des situations où quelqu’un que nous connaissons refuse de nous parler, de nous saluer, et nous ignore superbement ? Il s’agit bien d’une communication par ostension, où le stimulus produit est l’absence du stimulus normalement attendu. Mais cette communication n’est, ni de nature conversationnelle, ni de nature gestuelle : nous retombons-là dans les.paradoxes, le “silence éloquent”, l’absence supposée avoir un effet de présence, l’échange hautement symbolique..., ce qui relève d’un conflit de contextes, d’un refus de partager les systèmes d’appartenance à partir desquels s’élaborent des codes communs, des cadres de référence automatiques, non conscients, inconscients, involontaires, qui permettent d’ordinaire la possibilité même du dialogue. D’où la nécessité de médiateurs, thérapeutes, juges, négociateurs, dont la fonction consiste à tenter d’élaborer des contextes nouveaux... Raisonnements et inférences Face à une situation nouvelle, l’être humain raisonne de trois manières différentes :

 

- soit il procède par déduction ; ce qui signifie que la situation est complètement incluse dans une classe de situations semblables déjà connues : “tous les hommes sont mortels ; hors X est un homme ; donc X est mortel”. Si les prémisses sont vraies, les conclusions le sont également, dans tous les cas de figure. Le raisonnement déductif est théoriquement exempt de possibilités d’erreur. “La question de savoir si un raisonnement déductif, qu’il soit nécessaire ou probable, est valide est simplement une question de relation mathématique entre l’objet d’une hypothèse et l’objet d’une autre hypothèse” (C.S. Peirce, Le raisonnement et la logique des choses, p. 198). La déduction permet de prédire les résultats particuliers du cours générale des choses, et de calculer leurs fréquences d’apparition dans le futur (ibidem, p. 194).

 

- soit il procède par induction ; ce qui signifie que la situation peut être rattachée à une classe ouverte d’événements qui présentent les mêmes caractéristiques ; par généralisation, on suppose que la situation nouvelle présentera des propriétés identiques à celles des événements antérieurement intégrés : “Les hommes sont des êtres vivants ; or tous les êtres vivants qui ont jusqu’ici vécu sur terre ont fini par mourir. Donc tous les hommes sont mortels”. On peut souligner que la première prémisse du syllogisme logique “tous les hommes sont mortels” est elle-même un raisonnement par induction. Une telle affirmation est la généralisation de l’expérience de la vie, selon laquelle aucun des êtres vivants sexués ayant existé à ce jour n’ont été immortels. Une telle induction n’est pas complètement partagée par tous les hommes, puisque les Chrétiens pensent que le Christ a ressuscité d’entre les morts. Encore s’agit-il d’un acte de foi, qui ne remet pas en cause la mort du Christ sur la croix, ni le fait que la vie éternelle intervient après la mort. Cette induction est également relativisée si l’on considère les formes primitives de vie, par l’existence de la reproduction asexuée. Comme l’indique C.S. Peirce, l’induction ne peut jamais faire de première suggestion ; elle se rapporte toujours à des classes infinies, et ne peut permettre de penser qu’une loi générale est sans exception (ibidem, p. 192) Si l’induction nous permet de nous assurer de la fréquence de corrélation entre deux phénomènes, elle ne permet pas de la calculer, et procède de manière approximative.

 

- soit il procède par abduction ; ce qui signifie que la situation actuelle ne peut être, ni immédiatement incluse dans une classe de situations similaires, ni rattachée directement ou immédiatement par généralisation à une classe ouverte d’événements présentant les mêmes propriétés. Il n’existe, ni probabilité définie de la conclusion du raisonnement, ni probabilité définie du mode d’inférence lui-même. “Nous pouvons simplement dire que l’économie de la recherche prescrit que nous devrions, à une étape donnée de notre recherche, essayer une hypothèse donnée, et nous devons nous y tenir provisoirement tant que les faits le permettent. Il n’y a pas de probabilité la concernant. C’est une simple suggestion que nous adoptons à titre d’essai” (ibidem, p. 194) : “Cet être vivant vient de mourir ; tous les hommes sont mortels ; il s’agit (peut-être) d’un homme”. Un tel raisonnement a été appelé “syllogisme en herbes” par E. von Domarus et souvent repris par G. Bateson : “l’herbe est mortelle ; les.hommes sont mortels ; donc les hommes sont de l’herbe”. Pour E. von Domarus, les schizophrènes procéderaient de la sorte, en ne tenant pas compte des contraintes classificatoires des catégorisations (rapports entre sujets de deux propositions), et en privilégiant l’identité des processus (rapports entre prédicats de deux propositions). Or, selon G. Bateson, loin d’être une faute de raisonnement, le “syllogisme en herbe” serait la forme première du raisonnement dans le monde biologique, fondée sur les homologies morphologiques et comportementales entre espèces, et reposant sur l’indistinction sujet-prédicat. Il serait également la forme essentielle de la pensée poétique.

 

Mais si l’abduction repose sur une pensée structurée sous la forme d’un syllogisme en herbe, elle implique également la reconnaissance de contraintes classificatoires qui en limitent l’expression spontanée. L’homologie, qui repère l’évolution et les transformations des formes et des conduites d’une espèce à une autre, ou d’une classe à une autre, est confrontée à l’analogie, qui repère des fonctions similaires dans des espèces ou des classes qui n’appartiennent pas au même phylum, ou à la même lignée classificatoire. La manière d’affronter ces contraintes consiste à ne pas se contenter du premier syllogisme en herbe “à la portée de la main”, et de le mettre en compétition avec d’autres hypothèses plus éloignées de l’appréhension intellectuelle immédiate.

 

L’abduction se caractérise précisément par la tentative de compréhension de la singularité d’une situation, dont les indices peuvent être diversement interprétés. Le repérage des indices oblige à faire des hypothèses plus ou moins plausibles concernant la classe d’appartenance de cette situation singulière ; parmi ces hypothèses, l’une au moins se révélera congruente avec cette classe d’appartenance : il ne s’agit pas de l’hypothèse la plus immédiatement évidente, probable ou plausible, mais celle qui sera la plus congruente avec l’ensemble des particularités rencontrées dans l’expérience ; seul, cet écart conceptuel dans des domaines plus ou moins éloignés du domaine immédiatement perceptible permettra d’envisager le sens de cette situation nouvelle, c’est-à-dire son origine, son déterminisme, les conditions de sa survenue. Cette classe d’appartenance peut être nommée contexte de la situation considérée.

 

La comparaison d’hypothèses suppose que l’on puisse faire des rapprochements avec des configurations connues dans des contextes différents qui présentent des indices semblables à ceux de la situation singulière actuelle. La configuration qui sera finalement retenue fonctionnera comme système de référence.

 

Trois exemples peuvent être proposés dans le domaine clinique : celui du diagnostic médical, celui de l’interprétation, voire de la “reconstruction” psychanalytiques, celui de l’intervention et de la prescription systémiques.

 

1. Diagnostic médical : un malade qui consulte à la suite d’une démangeaison peut laisser penser qu’il s’agit probablement d’une maladie de peau. Mais il peut tout autant s’agir d’une conversion hystérique, ou d’une maladie de Hodgkin. Un deuxième malade qui présente une cruralgie peut présenter une sciatique ; mais cette douleur peut également être liée à une nécrose de la tête fémorale. Un troisième malade se plaint de signes relevant d’un syndrome dépressif : rien ne permet, ni par déduction, ni par induction, de trancher à priori entre une dépression endogène, une dépression réactionnelle, une hypothyroïdie, une tumeur cérébrale, etc.

 

2. Interprétation et reconstruction psychanalytiques : la symbolique la plus évidente des rêves et des fantasmes ne saurait faire l’économie du processus des associations libres, qui peut déboucher sur des hypothèses très éloignées de cette symbolique : craindre de prendre.l’avion ne signifie pas ipso-facto que l’on a peur de “s’envoyer en l’air”, offrir les crottes en chocolat n’implique pas nécessairement que l’on contre-investit des tendances sadiques-anales. Mais le raisonnement abductif, en psychanalyse, oblige à un nouvel écart de la pensée : celui qui est lié aux résonances des associations libres de l’analysant et de l’attention flottante du psychanalyste. Celui-ci est ainsi confronté à un décalage qui n’est pas seulement lié à ses propres inférences cognitives, mais aussi aux interférences du transfert et du contre-transfert.

 

3. Intervention et prescription systémiques : les décalages cognitifs et communicationnels sont ici généralisés aux positions relationnelles, aux effets de voisinage des diverses personnes impliquées dans des processus d’organisation groupale, familiale et sociale. Tout se passe comme si les activités cognitives des personnes présentant les symptômes étaient défaillantes ou saturées, obligeant à des déplacements physiques dans des contextes de soins appropriés (placements, hospitalisations, etc.). Les divers intervenants sollicités sont eux-mêmes amenés à organiser des rencontres, des synthèses, qui mobilisent leurs propres modalités de réflexion, de représentation, de décision et d’action. Lors de séances de thérapie familiale, le fait même pour les thérapeutes de sortir de la salle de consultation a des impacts spécifiques sur l’aptitude à élaborer et à harmoniser de multiples hypothèses susceptibles d’être affinées, modifiées “en temps réel”, en fonction des effets dynamiques des interactions.

 

CONTEXTE ET AUTONOMIE

 

L’aporie de l’argument dominateur et la question de l’autonomie

 

L’inférence mentale repose ainsi, en dernier ressort, sur des abductions à partir desquelles certaines sous-inférences procèdent par induction et déduction. Sans induction, il serait impossible d’établir les règles générales ou quasi générales qui permettent d’organiser notre vision du monde, et de nous projeter dans l’avenir. Sans déduction, il serait impossible qu’à partir de ces règles générales, soient évaluées les conséquences logiques impliquées par chacune des hypothèses envisagées. Je reprendrai un exemple proposé par D. Sperber et D. Wilson (p. 169) en le modifiant quelque peu :

 

- Si Paul, Pierre et Marie viennent à la fête, la fête sera un succès ;

 

- Pierre, Paul et Marie viennent à la fête ;

 

- La fête a été un succès.

 

Ces auteurs insistent sur l’importance de la déduction sur laquelle repose ce type d’inférence. On peut noter que l’hypothèse initiale repose d’abord sur une généralisation, qui fait de la présence de Paul, Pierre et Marie la condition de la réussite de la fête. Il s’agit d’un raisonnement inductif dans la mesure où l’on infère que, comme à l’habitude, la présence des trois amis fera de la fête une réussite. A partir de cette induction, il devient envisageable d’établir une implication logique entre un antécédent (condition initiale) et un conséquent (conséquence causée par la condition initiale). Or cette déduction est pour le moins relativisée par un phénomène largement discuté depuis l’Antiquité : l’aporie de Diodore Kronos, ou Argument Dominateur (ou Souverain).

 

Selon cette aporie, trois (ou quatre) principes permettent de concevoir une théorie de l’action et de son interprétation. La difficulté tient au fait que leur conjonction entraîne des contradictions apparemment insolubles :

 

principe d’irréversibilité : le passé est irrévocable ;.

 

principe de corrélation logique entre un antécédent et un conséquent : du possible à l’impossible, la conséquence n’est pas bonne ;

 

principe de stabilité d’un état donné : ce qui est ne peut pas ne pas être pendant qu’il est

 

principe de contingence : il est un possible qui ne se réalise pas actuellement, ni ne se réalisera jamais.

 

Si l’on reprend l’exemple précédent, on se rend compte :

 

- que l’induction n’est rendue possible que par l’acception du premier principe : le temps n’est pas réversible, les expériences précédentes ont toutes confirmé que Pierre, Paul et Marie sont une condition nécessaire et suffisante pour que la fête soit une réussite ;

 

- que la déduction selon laquelle la fête sera une réussite si les trois amis sont présents n’est pas remise en cause (deuxième principe) ;

 

- que la fête, réussie ou non, est bien une fête (troisième principe) ;

 

- que chacun des trois amis a eu le libre choix de venir ou de ne pas venir ; que la fête aurait pu être une réussite, même en l’absence de l’un d’entre eux, voire des trois ; ou que la fête a été ratée, même en leur présence ; voire-même, que la fête s’est transformée en catastrophe, indépendamment du fait qu’ils aient été présents ou absents (quatrième principe).

 

Or la conjonction des quatre principes aboutit à une série d’incompatibilité théoriques :

 

ou bien l’on admet que les trois premiers principes sont valides, et le quatrième est rejeté : pour préserver le déterminisme absolu des événements, on ne peut admettre le principe du libre arbitre et de la contingence ; la déduction pure conduit à une nécessité imparable et absolue qui interdit que des possibles restent à jamais virtuels ;

 

ou bien l’on admet que le premier principe n’est pas valide : les événements passés, que l’on croyait irrévocables, sont en fait influencés par des événements ultérieurs, présents ou non encore advenus, ce qui revient à admettre l’idée d’un temps cyclique, d’une circularité entre le passé, le présent et l’avenir ; Pierre, Paul et Marie, présents à la fête, ont bien montré par leurs comportements qu’ils avaient été la condition de réussite des fêtes précédentes ; mais des événements ultérieurs obligent à considérer qu’il ne s’agissait que d’une apparence ;

 

ou bien l’on admet que le deuxième principe n’est pas valide : autrement dit, il existe des cas où la causalité pure entre un événement antécédent et un événement conséquent est remise en cause ; bien que présents à la fête, Pierre, Paul et Marie n’ont pas été, cette fois-ci, la condition nécessaire et suffisante pour qu’elle soit réussie ;

 

ou bien l’on admet que le troisième principe n’est pas valide : un état de choses peut très bien ne pas être stable, et faire l’objet de constatations divergentes entre observateurs ; la fête a été perçue comme réussie par certains, et a tourné au vinaigre pour d’autres ;

 

une cinquième alternative repose sur la mise en cause du principe sur lequel se fonde le constat d’incompatibilité des quatre principes de l’argument dominateur ; à savoir le principe du tiers exclu, qui énonce que la contradiction entre deux propositions interdit le recours à d’autres propositions ; cette cinquième alternative pourrait être nommée l’alternative des systèmes autonomes, impliquant l’abandon du principe du tiers exclu.

 

 

 

Autonomie et abduction

 

Un tel abandon du principe du tiers exclu repose sur l’acceptation d’une série d’axiomes qui permettent de concevoir l’existence de systèmes autonomes :

 

- face à une contradiction, un système autonome supporte que les deux termes d’une alternative correspondent à une situation indécidable, et que la décision qui permette de trancher soit indéfiniment reportée ;.

 

- un événement n’est reconnu par plusieurs systèmes autonomes que s’il existe un consensus minimum au sujet des contextes qui le définissent comme événement ;

 

- le report à l’infini de “possibles” qui ne se réalisent jamais conduit à postuler l’existence d’une réalité mentale ou psychique, qui se distingue des événements actualisés et reconnus, et qui participe à leur advenue.

 

 

 

Un système sera considéré comme autonome s’il est capable de “concevoir” ou de “réaliser” sa propre existence par autoréflexivité ; c’est-à-dire qu’au moins un de ses sous-systèmes est capable de représenter le système dans sa totalité. On peut noter que les termes “concevoir” et “réaliser” ont un double sens : un sens de virtualisation d’un événement ou d’un projet, et un sens d’actualisation d’un événement ou d’un projet.

 

Une telle aptitude est le propre des systèmes infinis, à savoir des systèmes qui génèrent indéfiniment une métaconception d’eux-mêmes, c’est-à-dire une autoréalisation. Une telle autoréalisation implique un dispositif qui permet la distinction entre réalisation actualisante et réalisation virtualisante du système considéré. Ce dispositif peut être la condition sine qua non à l’accès à la mentalisation, c’est-à-dire l’advenue d’une unité d’ “esprit”, au sens de G. Bateson. Un système autonome devient capable de concevoir l’infini, tout en sachant qu’une telle conception reste virtuellement, potentiellement et réellement incomplète.

 

Le propre d’un système autonome est de pouvoir tenir compte des contradictions de l’existence, et de les gérer à moindre coût. Loin de chercher à les supprimer à tout prix, le fonctionnement autonome repose sur le maintien des tensions entre polarités vitales antinomiques, et sur l’aptitude à faire osciller les valeurs qui tendent vers des positions contraires. Alors même que les systèmes autoréférentiels “purs” et les systèmes hétéroréférentiels “purs” sont rapidement sanctionnés par la complexité de l’existence, les systèmes autonomes fonctionnent à partir de l’oscillation ago-antagoniste de processus auto et hétéroréférentiels (J. Miermont, 1995). Il existe ainsi des états qui, à un moment donné de leur évolution, n’ont pas de solutions réelles aux antinomies auxquelles ils sont confrontés. Pour reprendre ici l’exemple de la fête, l’hypothèse de l’autonomie des divers systèmes impliqués (autonomie des personnes, autonomie des sous-groupes : Pierre, Paul et Marie / personnes invitantes / personnes invitées / personnes invitantes et invitées / voire personnes qui observent et commentent l’événement à distance / autonomie de l’ensemble ouvert des sous-groupes ainsi conçu, etc.), conduit à considérer que les diverses alternatives envisagées ne peuvent être tranchées de manière absolue. A chaque instant, un système peut choisir un point de vue, opter pour une hypothèse qui ne correspondra pas à l’hypothèse des autres systèmes. C’est dire que l’abandon du tiers exclu, uniquement justifié dans l’appréhension des systèmes autonomes, ne signifie pas que le tiers soit définitivement inclus dans une “solution” qui engloberait toutes les solutions ou dans une synthèse qui dépasserait les termes de l’antithèse. Tout au plus pourrait-on alors parler de “tiers autonome”, qui ne réalise qu’une partie de ses potentialités, reconstruit certains aspects de son passé, se transforme à chaque instant, fait des corrélations imprévues.

 

Principe du tiers exclu et principe du tiers autonome

 

Il vaut la peine de tenter de préciser quels sont les enjeux de l’abandon du principe du tiers exclu. Pour ce faire, il est nécessaire de rappeler succinctement à quoi renvoie le principe du tiers exclu. Le principe du tiers exclu, pour s’entendre, suppose au préalable que soient posés deux autres principes :

 

le principe d’identité : A = A.

 

- le principe de contradiction : il ne peut pas y avoir à la fois A et -A : - (A et -A).

 

 

 

Cette “contradiction” est entendue par Aristote comme “négation” de l’Être, absence de la chose, et est distinguée de la “privation”, pour laquelle subsiste, pour un sujet, “une nature particulière dont la privation est affirmée” (Métaphysique, G, 2, 15). Aristote énonce ainsi le principe de contradiction : “Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport, sans préjudice de toutes les autres déterminations aui peuvent être ajoutées, pour parer aux difficultés logiques” (ibidem, G, 3, 20). Pour Aristote, il se peut qu’une même chose soit en même temps, Être et non Être, mais seulement en puissance : dès qu’elle est accomplie en acte (“en entéléchie”), elle obéit au principe de contradiction (ibidem, G, 5, 30).

 

Le principe du tiers exclu énonce que la validité d’un des termes de la contradiction implique l’incompatibilité avec toute autre solution : il ne peut pas y avoir l’absence de l’alternative A ou -A : - (- (A ou -A)) : “Il n’est pas possible qu’il y ait aucun intermédiaire entre des énoncés contradictoires” (ibidem, G, 7, 24).

 

Quels sont les domaines de validité du tiers exclu ?

 

- la position d’un corps physique (qu’il soit minéral, organique, vivant) dans le temps et dans l’espace (objets macrophysiques) ;

 

- la naissance, la mort, les événements signalisés par les rites de passage (ceux-ci permettent que soit reconnu socialement qu’un événement advienne, ou n’advienne pas, le résultat d’un événement sportif ou d’une négociation, etc.) ;

 

- avoir un nom, un prénom, un diplôme, être nommé à un poste défini.

 

 

 

On notera que dans la théorie de l’appareil psychique, S. Freud ne fait jamais référence (à ma connaissance) au principe du tiers exclu. Il différencie le principe de réalité des processus secondaires fondés sur la contradiction (opposition des contraires), et le principe de plaisir des processus primaires fondés sur la non contradiction (équivalence des contraires). Les représentations manifestes impliquent la contradiction (identité de pensée), tandis que les représentations latentes sont susceptibles d’être traitées selon les modalités du fonctionnement des processus primaires, où une chose et son contraire peuvent être perçus comme identiques (identité de perception). Autrement dit, les alternatives qui consisteraient à conjoindre tiers inclus / tiers exclu, ou non tiers inclus / non tiers exclu, restent, dans une perspective psychanalytique, non envisagées.

 

Je propose de considérer que l’abandon du principe du tiers exclu nécessite le maintien du principe de contradiction sur le plan manifeste. L’abandon du principe du tiers exclu conduit à quatre possibilités :

 

- Validité d’un des termes de la contradiction / Compatibilité avec une ou plusieurs positions tierces : tiers inclus sans abandon du principe de contradiction : cette compatibilité n’est envisageable que sur un plan virtuel : logiques modales : on peut être grand, petit, ou de taille moyenne ; mais on ne peut être à la fois grand et petit, de taille moyenne et grande, etc.

 

- Non validité de l’alternative contradictoire / Existence d’une ou plusieurs positions tierces : tiers inclus / exclu : on considère que l’alternative proposée est une fausse alternative, ou une alternative transitoire, partielle, incomplète : tel est le propre de la dialectique hégélienne, dont la synthèse permet de dépasser les thèses contradictoires. Une telle possibilité implique un conflit au niveau du réel, et relève de l’utopie : peu importent les faits..

 

- Non validité de l’alternative contradictoire / Pas de solution tierce : non tiers inclus / non tiers exclu (position sceptique ou tragique, ou folle) : aucun événement ne permet de conduire à la constatation d’un fait évident.

 

- Indécidabilité actuelle de l’alternative contradictoire / Pas de solution tierce actuellement connue : tiers autonome (position constructive, qui n’implique pas qu’un des termes de l’alternative ne sera pas validé à un moment ou à un autre) ; elle concerne : les particules élémentaires (objets microphysiques de la physique quantique), les processus psychiques confrontés aux phénomènes autonomes (on peut être physiquement présent dans une pièce et être dans la lune), les situations sociales complexes engageant également des systèmes autonomes.

 

Reprenons une dernière fois l’exemple de la fête. D’un point de vue strictement hétéroréférentiel, ou bien la fête advient en un temps et un lieu déterminés ; ou bien elle n’advient pas ; et il n’existe pas de solution tierce. D’un point de vue strictement autoréférentiel, chaque système est libre d’apprécier si telle manifestation s’apparente à une fête ou s’il s’agit d’autre chose. Un patient schizophrène peut très bien l’appréhender comme un cauchemar particulièrement torturant. Du point de vue de l’autonomie, un événement sera considéré comme étant une fête s’il est conjointement défini comme tel par au moins deux systèmes autonomes, qui arrivent à définir conjointement un point de vue tiers, hétéroréférentiel. On conçoit que l’appréciation de la réussite ou de la non réussite d’une fête, en faisant appel à des évaluations subjectives, conduise ipso-facto à l’abandon du principe du tiers exclu dans de tels cas de figure : pour peu qu’il existe une référence tierce pour plusieurs systèmes autonomes, celle-ci ne saurait être exclusive d’autres systèmes de référence possibles, sans que ces derniers soient nécessairement susceptibles d’être inclus dans un métasystème unanimement reconnu.

 

Un système est autonome s’il possède des degrés d’indécidabilité :

 

- l’anticipation virtuelle d’événements à venir permet d’infléchir le comportement actuel de manière imprévisible, et de reconsidérer les nature des faits passés ;

 

- l’évaluation des relations de cause à effet entre un antécédent et un conséquent peut être relativisée dans une situation complexe où les conditions d’existence de l’antécédent et/ou du conséquent ne sont pas entièrement précisables (abandon du principe de causalité) ;

 

- l’appréciation d’un fait actuel est susceptible de se modifier en fonction de la comparaison des expériences préalables, des données actuellement perçues et de l’anticipation des événements à venir ;

 

- les degrés de liberté d’un système autonome varient en fonction des contextes : la marge de manoeuvre entre la classe des possibles qui se réalisent entièrement et la classe des possibles qui sont susceptibles de rester virtuels reste indéterminée : il existe une fluctuation quant aux aptitudes à l’élaboration fantasmatique (qui maintient un jeu entre les virtualités susceptibles de se réaliser, et les virtualités qui restent fictives).

 

En ce qui concerne les systèmes autonomes, le recours au principe du tiers exclu revient à les réduire à leur aspect purement hétéroréférentiel. Une telle réduction est paradoxalement nécessaire pour que la vie en société repose sur des conventions et des contraintes acceptées par tous, indépendamment des états d’âme personnels ou collectifs. Elle apparaît comme un point limite, et l’on conçoit qu’elle puisse entraîner l’émergence de phénomènes passionnels.

 

Le maintien du principe du tiers exclu, ou son abandon relève vraisemblablement, en dernier recours, d’un choix mythique..

 

 

 

L’ÉVALUATION ET LA TRANSFORMATION DES CONTEXTES EN CLINIQUE

 

Comme je l’ai souligné en introduction, la psychopathologie clinique conduit à examiner des contextes où les conditions-mêmes de la conversation normale ne sont plus remplies. Qu’il s’agisse d’un patient délirant, apragmatique, toxicomane, anorexique, de parents négligents ou maltraitants, d’un père incestueux, etc. le clinicien se voit confronté à des ruptures relationnelles qui ne concernent pas seulement le groupe familial immédiat, mais qui en viennent à déborder le champ social plus ou moins directement pris à partie. Ces ruptures se manifestent de manière violente, avec l’advenue de conduites vitalement dangereuses. Bien souvent, la demande n’est pas le fait du “patient” ni même de la famille, mais de la société dans son ensemble : le clinicien est mandaté pour intervenir, il est directement soumis aux lois qui régissent les modalités de l’intervention, et qui concernent les contextes policiers, judiciaires, médicaux, éducatifs, psychiatriques. C’est lui qui devient demandeur, impliqué alors dans des systèmes d’aide au sein desquels il se doit de trouver sa place et qui nécessitent habituellement la réunion de plusieurs équipes spécialisées.

 

L’évaluation du contexte est alors un problème majeur auquel le psychothérapeute doit faire face dans la mise en oeuvre de son projet. Jusqu’où le patient est-il susceptible d’affronter et de résoudre ses problèmes par ses propres moyens, et à partir de quand a-t-il besoin de la présence réelle de ses proches, voire d’intervenants sociaux ? Dans le premier cas, l’évaluation du contexte peut relever d’inférences élaborées par le patient et le psychothérapeute, dans une co-élaboration d’hypothèses dont certaines se révéleront pertinentes pour une évolution favorable du patient. Dans le deuxième cas, l’évaluation du contexte ne pourra se contenter de porter sur les aptitudes ou les défaillances du patient à élaborer mentalement. Elle portera d’abord sur les formes de communication qui le relient vitalement à son environnement familial et social. Ceci ne veut pas dire que la communication n’a aucun rôle dans le premier cas, ni que la cognition est insignifiante dans le second. Au point de départ, la psychothérapie individuelle cherche à explorer et à transformer les inférences cognitives du patient pour lui permettre d’améliorer ses aptitudes à communiquer.

 

Même dans la cure-type de la psychanalyse, le fait de faire advenir le “je” là où était le “ça” implique des modifications dans le style de relations que l’analysant établit avec son entourage. La communication est en quelque sorte un sous-ensemble contextuel de la cognition. A l’inverse, la thérapie familiale cherche à repérer et modifier les modalités de communication entre le patient et son entourage, voire entre la famille et les contextes sociaux pour leur permettre de développer leurs aptitudes à se comprendre et se reconnaître. La cognition apparaît alors comme un sous-ensemble contextuel de la communication.

 

Le but de chaque forme de thérapie consiste à atteindre les points critiques où les processus cognitifs et les modalités communicationnelles fonctionnent conjointement en hiérarchies enchevêtrées — points critiques d’advenue de l’autonomie : autonomie du patient, autonomie de ses systèmes d’appartenance. Ces points critiques sont évidemment très variés, et sont relatifs aux formes de pathologie rencontrées. L’erreur serait de penser que le schizophrène devrait à tout prix se névrotiser, ou que le névrosé devrait réaliser son noyau psychotique ! Les ambitions thérapeutiques sont à la fois beaucoup plus modestes, et finalement nettement plus diversifiées et intéressantes.

 

Les troubles contextuels

 

1. Denis est en hospitalisation d’office, à la suite de scènes où il a menacé d’un revolver ses petites nièces. Au moment où il reçu en urgence, il présente des troubles schizophréniques.manifestes : discordance, troubles du cours de la pensée, prostration, etc. Ces troubles disparaissent assez rapidement lors de l’hospitalisation. Au moment où le psychiatre traitant souhaite obtenir la levée de l’hospitalisation d’office, la mère écrit une lettre où elle porte plainte contre ce psychiatre à la préfecture, en l’accusant d’avoir poussé Denis à tuer. Cette lettre bloque toute possibilité de levée de l’hospitalisation d’office, et conduit le psychiatre traitant à demander de l’aide auprès du médecin-chef. Celui-ci me consulte dans la perspective de réunir la famille. Après de multiples avatars, il devient possible de reconnaître l’impact de cette lettre dans les difficultés méthodologiques auxquelles se sont trouvés confrontés les divers psychiatres impliqués dans cette affaire. Le diagnostic devient indécidable (schizophrénique ou psychopathie ?), de même que les démarches thérapeutiques envisageables. Après plusieurs séances réalisées avec certains sous-systèmes de la famille, relativement confuses, il devient possible de proposer une rencontre où sont présents le père, une des soeurs, Denis, le psychiatre traitant, le psychiatre responsable de l’hospitalisation, l’infirmière référente, les thérapeutes familiaux. La mère, en voyage, ainsi que l’autre soeur, ne sont pas présentes. Je mets rapidement les pieds dans le plat. Je souligne que les divers psychiatres impliqués dans les soins de Denis sont dans un embarras extrême. Ils sont devenus incapables de faire un diagnostic précis, et de savoir quelle attitude thérapeutique adopter. Le père et la soeur semblent interloqués. Ils le sont encore davantage lorsque j’évoque l’existence de cette lettre. “Quelle lettre ?” s’exclame le père. “Je ne suis pas au courant”. Pendant l’entretien, Denis est particulièrement attentif à ce qui se passe. Nous convenons de l’intérêt d’une nouvelle rencontre où la mère et la soeur, qui avaient été les instigateurs de la rédaction de la lettre, seraient également sollicitées.

 

A la suite de cette séance, le chef du service, qui lui-même n’avait pu être présent lors de cette rencontre, m’informe que le contact avec Denis est devenu plus aisé. Quand je l’informe de la surprise du père concernant l’existence de cette lettre, il m’explique que le père était parfaitement au courant !

 

Dans cette situation clinique, il apparaît clairement que les effets de contexte sont très différents selon que les informations circulent lors d’entretiens duels (patient / psychiatre traitant, père / médecin chef, mère / médecin chef, etc.), et lorsque les informations sont exprimées en présence de constellations familiales et psychiatriques élargies. Certaines configurations apparaissent plus pertinentes que d’autres, eu égard aux projets diagnostics et thérapeutiques envisagés. L’étude du contexte en termes de psychologie individuelle est ici rapidement défaillante. Le savoir commun ou public prend ici tout son sens, et présente un impact thérapeutique spécifique.

 

 

 

2. Une patiente exprime, en présence de ses parents : “L’autre jour, je me suis dit : “tiens je suis tranquille” ; pas de problèmes, pas d’énervement”. Dans la perspective proposée par la théorie de l’esprit, il s’agit typiquement d’une métareprésentation. Le thérapeute 1 demande aux parents ce qu’ils en pensent. Le père exprime quelque chose de pratiquement inaudible : “je n’ai pas remarqué. Albane va mieux depuis plusieurs mois. Elle a de temps en temps des accès de colère.” La mère répond : “je suis ravie”.

 

Plusieurs points méritent d’être discutés.

 

Le thérapeute 1 n’a pas vraiment compris ce qu’a dit le père ; il a bien entendu quelque chose, un sens vague, mais non complètement précisable, et qui ne s’est pas fixé dans sa mémoire. Il était plus branché sur la tonalité métacommunicative de ses propos..Le thérapeute 2 a mémorisé le sens de son intervention, mais ne peut en préciser les termes exacts.

 

Très vite, le thérapeute 1 se fait la réflexion intérieure suivante : “C’est vrai qu’Albane va nettement mieux, surtout si l’on se rappelle ses replis négativistes, faits de bouderies incoercibles, d’explosions de colères incoercibles, de refus de communiquer, qui caractérisait la teneur des premières séances. Mais ne nous laissons pas abuser. Il y a, sur le plan métacommunicatif, une incertitude. On pourrait même dire que ce qui inquiète, ce n’est pas tant ce que l’on perçoit alors dans les échanges, que le recours à l’ensemble des expériences cliniques déjà éprouvées en de telles circonstances : la rechute est possible.

 

3. Au bout de près de deux ans de thérapie en présence de ses parents, Sébastien réussit à ne plus sortir de ses gonds, dans des explosions de colères clastiques, de propos éclatés, d’injures ordurières. Pour une fois, sa mère semble se détendre ; elle baille, se renverse dans le fauteuil, se laisse un peu aller ; il existe même une congruence apparente entre cette attitude et ce qu’elle dit : “Je suis fatiguée”. Croyant entrer en empathie avec elle, me sentant moi-même un peu fatigué, je lui souris. Elle me dit immédiatement, manifestement choquée et blessée : “Vous vous moquez de moi ! Votre sourire me montre bien que vous êtes un hypocrite. Quand les gens rient ou sourient, c’est qu’ils se moquent du malheur des autres.” Je me rends compte de ma bévue, ayant momentanément oublié combien cette mère a construit toute une vision du monde où l’idée qu’une conversation puisse être source de plaisir, ou que le rire puisse être libérateur, est strictement impossible. S’il en était besoin, cette courte séquence montre bien que les communications analogiques peuvent s’intégrer dans des systèmes de référence très divers, et fonctionnent comme des codes susceptibles d’être décodés et transcodés selon de multiples manières.

 

4. Mr. et Mme C. viennent en consultation pour un problème de couple, essentiellement à la demande de l’épouse. Elle se plaint d’une impossibilité de communiquer. Elle est assez maigre, le visage presque ravagé par l’angoisse, et parle avec un débit accéléré des conflits qui surgissent à propos des enfants. Elle monopolise la parole. Dès que les thérapeutes cherchent à donner la parole au mari, elle l’interrompt. Au bout d’un certain temps, celui-ci, soutenu par les thérapeutes, arrive à poursuivre son propos presque jusqu’au bout. Il explique que son épouse programme les activités quotidiennes pour chaque enfant, et qu’il ne reste plus de temps le soir pour qu’ils puissent se retrouver ensemble. A chaque nouvelle parole prononcée, l’épouse trépigne, s’agite, cherche à reprendre la parole, s’exclame : “Oh ce n’est pas vrai ! ça n’est pas possible ! Je n’ai jamais rien dit de tel ! Il déforme tout !”. Pendant l’interséance, les thérapeutes partagent le point de vue selon lequel Mme C. ne laisse aucun espace d’expression ou de pensée à son mari. Elle semble coller à ses enfants, prise à chaque instant dans des urgences factuelles. Alors que le discours du mari est apparemment compréhensible, organisé, cohérent en apparence, celui de la femme est décousu, part dans diverses directions, et difficile à suivre. Mme C. a entrepris une psychanalyse, et elle apparaît actuellement en prise avec la reviviscence de son enfance, et d’expériences familiales particulièrement traumatiques. Appartenant à des contextes culturels très différents, il semble que les partenaires de ce couple soient incapables de décoder leurs systèmes de valeurs réciproques, ni d’élaborer des systèmes de transcodage qui permettraient d’assurer une traduction d’un système de valeur à un autre. Ces systèmes de valeurs ne sont pas uniquement repérables au travers du contenu des propos échangés, mais renvoient directement à des systèmes de référence distincts, tant en ce qui concerne le sens des mots utilisés, que des signaux analogiques (gestes, intonations vocales, mimiques, etc.)..

 

 

 

CONCLUSION

 

Il n’existe pas une théorie des contextes univoque dans l’étude pragmatique de la communication et de la cognition. Comme on l’a vu, pour certains auteurs, la communication est un domaine particulier de la cognition. Pour d’autres, la cognition est un domaine particulier de la communication. Ces deux points de vue peuvent se justifier, à la fois par eux-mêmes, et par rapport aux circonstances dans lesquelles il apparaît le plus opportun de faire référence à l’un ou à l’autre. Il serait à notre sens pertinent de chercher à les combiner et les articuler.

 

Plus les partenaires d’une interaction apparaîtront psychiquement différenciés par rapport à leur environnement et leurs systèmes familiaux et sociaux d’appartenance, et plus la communication sera repérable à partir d’inférences cognitives appropriées à la situation. A l’inverse, plus l’interaction sera marquée par des effets de contexte non directement interprétables par les capacités cognitives des interlocuteurs, et plus il deviendra nécessaire de faire référence à des contextes communicationnels élargis, selon des procédures éventuellement éloignées des inférences habituelles de la communication courante. On notera dans ce cas à quel point les modèles cognitifs seront structurés, voire figés par les positions instituées dans les constellations familiales et sociales (rôles, fonctions et statuts). La question prévalente sera alors de saisir la fonctionnalité des circuits de communication reliant des systèmes étendus, éventuellement très décalés et excentrés des personnes et des organisations directement reconnues ou reconnaissables en état de souffrance. L’autonomie personnelle et organisationnelle apparaît ainsi comme une métamodélisation de points de vue et de modes d’action alternatifs.

 

Le cadre de référence ici proposé fait de l’abduction un processus à la fois cognitif (inférentiel), affectif (émotionnel) et communicationnel (organisationnel). L’aptitude à prendre des décisions, dans des situations où les contextes apparaissent particulièrement opaques, incompréhensibles ou fermés, est requalifiée par la démarche abductive. Plus il existe des défaillances cognitives personnelles au sein d’un groupe familial et social, et plus l’abduction relève d’une réorganisation positionnelle et relationnelle des contextes familiaux et sociaux : le partage des défaillances cognitives et affectives par l’implication de nouveaux intervenants crée une néo-réalité contextuelle qui confirme de l’extérieur les contextes existants.

 

La perspective ouverte par la théorie des métacontextes (tant sur le plan des origines phylogénétiques, des constructions ontogénétiques que des créations organisationnelles innovantes), pourrait ainsi constituer un apport fructueux à la psychopathologie clinique, et plus généralement à l’entendement de la communication et de la cognition humaines.

 

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* Jacques Miermont Psychiatre des Hôpitaux. Médecin - Coordonnateur (Fédération de Service en Thérapie

 

Familiale). Président de la Société Française de Thérapie Familiale.

 

 

** Une version initiale de ce texte est parue dans : Recherches sur le langage en psychologie cognitive. Sous la direction d'Alain Blanchet. Dunod. Paris. 1997.