Aristote, Hannah Arendt, l'éthique et le système
ARISTOTE, HANNAH ARENDT, L'ETHIQUE ET LE SYSTEME
Alain CHABERT
Psychiatre, Thérapeute familial, membre d’E.F.T.A. – C.I.M.
Responsable de service dans le service de Psychiatrie
au sein du CHS (Centre hospitalier spécialisé de la Savoie) Bassens Chambéry
INTRODUCTION
Je vous propose deux phrases pour commencer.
L'une est prononcée, devant les journalistes, par l'avocat de Salam Abdeslam, arrêté à Bruxelles : « C'est un petit con de Molenbeeck ; ce gars a autant de cervelle qu'un cendrier vide ».
L'autre est plus ancienne, prononcée par un patron de télévision, et de multi-entreprise : « Je vends des temps de cerveau disponible » (en fait, pour Coca Cola, par exemple).
Quel est le monde que nous organisons et qui nous organise aujourd'hui (celui de 20 millions de réfugiés, du Béhémoth permanent, de la consommation de masse, et de service, et de pays, comme la Grèce, réduits a la misère) ? Et quel est le monde que nous voulons construire pour y vivre ?
ARISTOTE : Nous cherchons le bien suprême, c'est à dire le bonheur. Et ceci est Politique, ceci est Action (Praxis), ceci est Vertu (EN LI-II) ; mais aussi Pensée, par l'intellect et par l'âme (EN LX)
ARENDT : La politique, c'est ce qui répond à la fragilité des affaires humaines; c'est la mise en commun des Actes et des Paroles. Cette fragilité est le corollaire de l'essentielle Pluralité (« La pluralité est la loi de la terre », « Les hommes n'existent qu'au pluriel »). Avec la Banalité du mal, ce sont les deux concepts clefs de H.A.. Source de fragilité, mais fragile elle-même, la Pluralité peut s'abolir dans la société de masse. Les hommes deviennent alors « inutiles ».
Les citoyens se sentent frappés d'impuissance : aggravation de la société de masse sous régime capitaliste, avec dérives autoritaires ici, tyrraniques là, pré-totalitaires donc d'une part, versus nouveau totalitarisme, et déconsidération de la politique.
Mais les thérapeutes éprouvent des sentiments analogues, devant le réductionnisme ambiant, la domination d'un néo-positivisme, avec sa prédictibilité, ses normes, sa quantification, sa pulsion d'harmonisation.
Hannah Arendt, et Hannah Arendt relisant et nous faisant relire Aristote, semble nous proposer quelques éléments de réflexion et concepts, qui pourront nous soutenir, par l'écho que nous trouvons entre eux et quelques pratiques qui nous sont chères (nous = systémiciens, constructivistes).
I
1 ARISTOTE / Il y a coupure entre le monde céleste, régulier, domaine des réalités stables, objectivables, et le monde sub-lunaire, celui des choses qui naissent et périssent, soumises à la contingence. La Fresque de RAPHAËL, « L'école d'Athènes » (1510) montre Platon levant un index vers le ciel, et Aristote abaissant la main vers la terre. Raphaël, c'est la renaissance, la perspective, les points de vue non surplombant...
Les idées ne sont pas transcendantes, mais viennent des hommes, au pluriel donc, et vont s'échanger : « la communication fonde la communauté ».
2 ARISTOTE / Il y a irréductibilité de la pensée de l'Être à la pure et simple administration scientifique de ce qu'il y a en lui d'objectivable. La pensée est pluraliste, les significations sont multiples.
3 ARISTOTE / Que fait Aristote ? Pour l'essentiel, il fait des distinctions. C'est ce qui frappe, à la lecture, le non – philosophe que je suis.
Pour cela il examine tout sous toutes les coutures, ou, plutôt, sous des angles multiples. Ceci suppose le sens critique.
4 ARISTOTE / Mener de front vie théorique et vie pratique : Les Vertus sont acquises après avoir agi (EN LII). Mais l'action suppose la délibération. Et celle-ci porte sur les moyens.
C'est la délibération individuelle, mais aussi collective. La raison, c'est cette délibération qui trouve le juste milieu.
Vertus : dans l'action en commun avec les autres hommes...accompagnée de raison. Cet accompagnement permet Phronesis (Prudence? Sagesse pratique ?) dans les cas particuliers et Sophia (Sagesse?) dans le cas général (alors que pour SOCRATE, les Vertus sont la Raison). La phronesis permet indulgence, équité, et compréhension.
5 ARISTOTE et ARENDT / Les moyens ne sont pas séparables des fins. Aristote (EN) : les hommes d'expérience ont à juger les actes et comprendre « par quels moyens ils s'accomplissent, ainsi que l'art d'accomoder les fins et les moyens ». Arendt y revient à de nombreuses reprises (HC, OT, E) : la séparation des fins et des moyens est à l'oeuvre dans toutes les dérives tyranniques, et à l'apogée dans les totalitarismes. Il nous faut refuser le classique « On ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs » car on ne prends pas là en compte le point de vue des œufs, et si on casse des œufs, on finit toujours par faire une omelette !
La délibération porte sur ce qui ne peut se calculer avec certitude. Faute de penser cela, on a, avec Platon un « plan de montage pour fabrication d'Etat », et on distingue les fins et les moyens. Alors, il y aura toujours quelqu'un pour « utiliser n'importe quel moyen pour poursuivre des fins reconnues ». (HC)
6 ARENDT / La délibération suppose un espace public, libre, de discussion. Dans cet espace, vont se produire par la mise en commun des actes et des paroles, les confirmations et infirmations réciproques de nos jugements, du bien fondé de nos actions, de nos visions du monde.
Mais le système politique peut ne plus permettre les confirmations – infirmations réciproques, soit en bloquant l'espace public de délibération, soit en imposant – par des moyens coercitifs et/ou de propagande – une vision unique, désinformante.
7 ARENDT / Il existe un lien entre domaine public, et action et parole comme permettant de raconter et de se raconter, « d'échapper aux ruines du temps », mémoire et histoire, donc.
8 ARENDT / Le monde commun, qui relie et sépare les humains (fait d'Oeuvres et de relations), repose sur la présence publique d'autrui, « la présence simultanée de perspectives, d'aspects innombrables ». Chacun y occupe une place différente de toutes les autres. Cet espace commun, où tout agent apparaît, est condition du sentiment du réel. Alors que dans la société de masse, chacun multiplie et prolonge la perspective de son voisin. Et chacun est privé de voir et d'entendre autrui. Et le sentiment du réel s'estompe.
9 ARENDT / Il n'y a pas d'Action dans l'isolement : nous sommes toujours entourés des Actes et des Paroles d'autrui.
Action et Parole ont deux propriétés : l'irréversibilité et l'imprévisibilité.
10 ARENDT / H.A. Suppose possible un « amor mundi », qui soit commun aux humains, tous différents et tous égaux ; pour cela, elle unifie en un seul sens commun l'aristotélicienne unification de l'expérience sensorielle, et la Kantienne communication dans une même appréhension du monde.
(Voir à ce sujet les phénoménologues VON WEIZACKER et BIN KIMURA, et les constructivistes VON FOERSTER et VARELA, par exemple dans leur réfutation du solipsisme).
11 ARENDT / L'homme a besoin de penser « par delà les limitations de la connaissance » (E). Penser n'est pas connaître (recherche de sens versus recherche de connaissances).
Penser n'est pas la prérogative de quelques uns, et l'abence de penser n'est pas liée à un manque d'intelligence.
Penser, c'est tout examiner, en quête de sens. Ne pas penser, est le siège du mal radical et banal.
Juger, des cas particuliers, de l'orientation de notre action, au plus près des objets du monde, suppose cette aptitude, qui s'exerce, elle, en solitaire. « Juger est le sous-produit de l'effet libérateur de la pensée ».
II
1 CIRCULARITE /
Chaque fois que je pose une question du type :
Que fait A lorsque B fait x, lorsque C fait y ?
Que pense A de ce que fait, ou pense, B ?
Que pourrait faire, ou penser A, si B faisait, ou pensait x plutôt que y ?
Je pose que la personne qui reçoit la question est capable de penser, au sens d'Aristote (faire des distinctions) et d'Arendt (le 2 en 1 qui évite la banalité du mal).
2 EQUIPE REFLECHISSANTE /
Forme de conversation thérapeutique, c'est une expérience pratique de pluralité des points de vue, sorte de condensé de concepts Aristote – Arendt :
communauté basée sur la communication,
bienveillance et respect
égalité et différence des points de vue.
C'est un véritable antidote à la pensée scientiste, qui tend à nous dominer et contaminer, en imposant sa « vérité des études randomisées », sa prétendue objectivité, son rabat sur l'individu de causalités linéaires, son ignorance du collectif, sa normativité intrinsèque.
L'équipe réfléchissante nous dit que l'objectivité n'est pas opposée à la subjectivité, qu'elle en est même l'expression, à ceci près que c'est d'intersubjectivité qu'il s'agit !
Dans l'équipe réfléchissante, chacun dit quelque chose de différent, mais ces différences sont perçues, car ni trop, ni trop peu importantes, une sorte de « juste milieu ».
Enfin, elle suppose la possibilité d'un sens commun.
3 OBJETS FLOTTANTS /
Qu'est-ce qu'un Objet flottant ? Un concept et des pratiques : considérer la thérapie comme un objet n'appartenant en propre à aucun des protagonistes, mais fabriqué conjointement par eux, thérapeutes, cothérapeutes, et clients, et construire des éléments qui viennent habiter l'espace de la séance.
C'est une mise en scène de cet espace qui « relie et sépare les hommes », une métaphore de la réalité comme construction en commun.
A considérer ainsi la thérapie, on reconnaît qu'on ne peut pas savoir ce qui en sortira, soit l'irréductible imprévisibilité des affaires humaines, mais aussi, et c'est un corollaire, sa propre responsabilité d'agent, dont les actes et les paroles ont des effets irréversibles.
Praxis, Sophia et Phronesis y sont à l'oeuvre !
4 FORMATION /
Les pratiques systémiques en formation ont-elles aussi un lien avec cette pensée Aristote – Arendt ?
On trouve en effet :
organisation d'un collectif
pluralité de formateurs, de formés, de lectures (des pionniers aux contemporains, des thérapeutes aux anthropologues, aux philosophes, aux poètes...)
exercices de penser
entrainement par les jeux de rôles à la perception des différents points de vue dans une représentation d'action (mimesis praxeos).
Selon le modèle autopoïétique de Varela et Maturana, un système (système enseignant) ne peut en instruire un autre (système enseigné), il ne peut que le perturber. C'est cela que vise une formation systémique : former des personnes capables de penser par elles-même, et d'agir en commun.
Comme chantait Pink Floyd : « We don't need no education,
We don't need no thougt's control »
CONCLUSION ?
Arendt « Ce qu'il y a de fâcheux dans les théories modernes du comportement, ce n'est pas qu'elles soient fausses, c'est qu'elles peuvent devenir vraies » (Condition de l'homme moderne)
PS Phronesis est traduit par : prudence, sagacité, sagesse pratique, juste mesure...